mercredi 15 novembre 2017

Tableaux singuliers (6)

Enoch Perry fut un peintre américain, né en 1831 à Boston, dans une famille de marchands aisée et influente. Il a beaucoup voyagé, d'abord pour parfaire sa formation, puis par gout.
Doué d’une inspiration modérée mais d’une technique solide et d’une manière classique et épurée, voire rigoriste, il rencontra une certaine réussite dans le portrait, le paysage et la scène de la vie quotidienne américaine. Il est mort en 1915 à New York et reste aujourd'hui, dans les ventes aux enchères, un peintre abordable.










Une chronologie approximative des grandes étapes de sa vie découpe une silhouette assez précise du personnage (extraits du catalogue d’œuvres des peintres américains du Metropolitan museum of arts de 1816 à 1845 par Natalie Spassky, pp. 342-348).

1831 New Orleans. Jeunesse et première formation
1852 Düsseldorf, enseignement à l’Académie par Emanuel Leutze, auteur de grandes sagas à l’huile pompeuses et édifiantes
1854 Paris. Atelier du bon portraitiste Thomas Couture
1855 Rome
1856 Düsseldorf. Rencontre des paysagistes, Whittredge et Haseltine
1857 Venise. Il y est nommé consul des États-Unis par l’influence de son père
1857 Rome. Retrouve les paysagistes Whittredge et Bierstadt
1858 Philadelphie. Ouvre un atelier et expose avec succès à Boston et Philadelphie des portraits et des scènes très prisées de la vie américaine
1860 New Orleans. Installe un atelier de portraitiste, peint notamment le portrait du futur président de la confédération et commençe un grand tableau qui devait célébrer l’acte de sécession des états confédérés (le frère de Perry est médecin dans l’armée confédérée)
1863 Yosemite Valley, avec Bierstadt
1864 Royaume d’Hawaï (appelé alors iles Sandwich). Nombreux paysages et portraits
1865 Californie, Salt lake city. Portraits de Mormons
1867 New York. Dans l’atelier de Bierstadt
1868 Nommé à l’Académie nationale de New York (N.A. of design)
1878 San Francisco. Portraits de magnats des chemins de fer
1882 Retour à New York
1899 Épouse à 68 ans Fanny Field Hering (qui avait écrit en 1892 une biographie illustrée du peintre JL. Gérôme)
1915 Meurt à 84 ans

Le Metropolitan museum de New York expose en permanence deux toiles d’Enoch Wood Perry. La très exemplaire et un peu nostalgique « Talking it over » (En discuter) qui représente deux fermiers américains désœuvrés à l’effigie des présidents George Washington et Abraham Lincoln (voir ci-dessus), et une œuvre singulière intitulée « The true american » (Le véritable américain).

Cette dernière (ci-dessous) figure le portrait de six humains et deux animaux dont les têtes sont cachées, par un hasard soigneusement mis en scène, ici par un volet ou un journal ouverts, là par un décollement du papier sur le mur.


Son attribution à Perry est discutée car, si on y reconnait aisément toutes les caractéristiques de sa manière, son histoire est incertaine (il réapparait dans une vente en 1944), il n’est pas daté, il est signé d'une façon unique dans son œuvre par un monogramme des lettres EWP entremêlées, et les motivations du peintre - disent les commentateurs - restent très énigmatiques.

Le titre donné au tableau est celui du journal lu par les hommes à gauche, « The true american ». De nombreux journaux américains portaient ce titre, mais la graphie sur le tableau correspond à un journal de Lexington (Kentucky) qui défendait l’abolition de l’esclavage à la fin des années 1840, une douzaine d’années avant la guerre de Sécession.

Si les intentions précises du peintre n’ont pas été retrouvées, on peut tout de même constater qu’il s’agit d’une caricature où l’auteur se moque d'abolitionnistes oisifs et prospères qui se « voileraient la face ». La biographie lapidaire de Perry (plus haut) suffirait à appuyer cette interprétation.
Peut-être préfère-t-on ne pas l'évoquer sur le cartel d’un tableau mis en valeur dans un des plus prestigieux musées des États-maintenant-Unis.

Et puis, pour le spectateur qui ne connait pas l’histoire, ce tableau produit le charme des scènes anecdotiques dont on a perdu l’anecdote. Le champ des hypothèses s’ouvre alors sur un infini. Ce petit vertige est le plaisir esthétique.

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