dimanche 27 juillet 2014

Un revenant

Il y a, aux musées des beaux-arts de Rennes et de Nantes, les deux plus beaux tableaux du monde (surtout à Nantes). Ce sont des choses qui ne se discutent pas. Ils sont ce que l'être humain a créé de plus sublime, de plus parfait, comme le Taj Mahal en architecture, le Clavier Bien Tempéré en musique, ou les Coquillettes aux Cèpes.

Celui de Rennes, fruit d'une saisie révolutionnaire des biens du clergé en 1794, représente deux femmes. L'une, de face, un nouveau-né sur les genoux, l'autre de profil, à gauche, cache de sa main la flamme d'une bougie.
Celui de Nantes a été acheté par la ville en 1810, avec la collection de François Cacault, riche diplomate. Il figure de profil un vieillard endormi à la lecture d'un livre, et face à lui, sur la gauche, un enfant richement vêtu lui adresse un signe des mains. Son bras cache la flamme d’une bougie qui éclaire faiblement la scène.

Georges de La Tour - Le songe de saint Joseph, c. 1640
Musée des beaux-arts, Nantes.

Unanimement admirés, quelquefois vénérés, ils seront durant plus d'un siècle attribués aux plus grands noms, de Schalcken, Honthorst, Valentin, à Le Nain, Zurbaran, Velázquez, parfois Rembrandt ou Vermeer !

Le tableau de Nantes arborait pourtant, en haut à droite, une signature lisible, « Gs De La Tour F... », comme un autre tableau de la même collection, d'un style nocturne semblable, représentant six personnages dont quatre soldats jouant aux dés (Le reniement de Pierre), signé et daté de 1650 en bas à droite « G. De La Tour inv. et fec. /MDCL ». On ne saurait être plus explicite.
Mais personne n'avait entendu parler d'un G. De La Tour, peintre au milieu du 17ème siècle.

Disons presque personne. Car Augustin Calmet, moine bénédictin, abbé de Sénones, savant notamment dans le domaine des esprits, vampires et autres revenants, fouilleur d’archives, écrivait à Nancy en 1751, dans une compilation intitulée Bibliothèque lorraine ou histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine : « Tour (Claude du Ménil de la) natif de Lunéville, excellait dans les peintures des nuits. Il présenta au roi Louis 13 un tableau de sa façon, qui représentait un Saint Sébastien dans une nuit ; cette pièce était d'un goût si parfait que le Roi dit ôter de sa chambre tous les autres tableaux, pour n'y laisser que celui-là. La Tour en avait déjà présenté un pareil au Duc Charles 4. Ce tableau est aujourd'hui dans le château de Houdement, près de Nancy. »
Ainsi un siècle après sa disparition, on se souvenait d’un certain La Tour, d’une anecdote sur sa notoriété de peintre, et de la localisation d’une œuvre de sa main.
Puis le silence des archives l’ensevelit à nouveau pour un autre siècle.

En 1863, Alexandre Joly, bibliothécaire et conservateur du musée de Lunéville écrivait dans le journal de la Société d'archéologie lorraine tome 12, p. 90-96, un article sur « Du Mesnil-La-Tour, peintre ». La notice de Calmet avait stimulé sa curiosité, et une exploration minutieuse avait ramené à la surface un nombre suffisant de documents d’archives pour dessiner en ombre chinoise une silhouette biographique.
Ces sept pages sont émouvantes (cliquer sur le numéro de la page 90 dans l’index à gauche). Joly corrige les erreurs de Calmet et retrace quelques évènements de la vie d’un peintre dont le prénom est en réalité Georges, né à Vic-sur-Seille. Il cite le titre de quelques tableaux, mais il n’en situe aucun.
Il termine son article par cette phrase « Un jour ou l'autre on découvrira peut-être, sur les parois de quelque église de campagne, une toile délabrée de cet artiste, qui suffira, je l'espère, pour combler cette lacune. [...] Attendons. »

Georges de La Tour - Signature en haut à droite du Songe de Joseph.

En 1900, Louis Gonse, historien de l’art, membre éminent d’organes très officiels, pressentait, dans « Les chef-d'œuvres des musées de France, la peinture » un lien formel entre le tableau de Rennes (le Nouveau-né, alors attribué à un Le Nain et dont il disait « Cette œuvre me hante ! ») et un tableau du musée d’Épinal qui figure un vieil homme nu assis humblement et sermonné par une femme debout imposante et qui tient une bougie (Job et sa femme en prison). Il écrivait « j'approche, malgré moi, le tableau d'Épinal de l'admirable Nativité de Rennes. Je signale l'analogie, sans aller plus loin. »

Les pièces du puzzle se rapprochaient lentement.

La révélation vint alors d’un jeune allemand historien d'art, fouineur érudit et qui avait voyagé en Bretagne en 1912, Herman Voss. Il connaissait les textes de Calmet (sa biographie laconique avait été reproduite en Allemagne en 1803 et 1849) et de Joly.
Voss publia dans une revue allemande (Archiv für Kunstgeschichte) un court article d’une page dans lequel il réunissait les deux tableaux signés de Nantes et le Nouveau-né de Rennes, en les attribuant au La Tour de Lunéville dévoilé par Calmet et Joly. Mais c’était en 1915, les échanges entre l’Allemagne et l’Europe étaient alors exclusivement consacrés à la fourniture de chair à canons.
Il faudra attendre un article de 1922, et peu à peu des tableaux poussiéreux sortiront des réserves de musées, des d'églises, des collections, et des documents d’archives complèteront un peu la vie et l’œuvre de Georges de La Tour.

Voss deviendra plus tard, un peu malgré lui, directeur du musée du Führer de Linz qui prévoyait de rassembler les pillages artistiques des nazis.
Il mourra en 1969 sans assister à l’accomplissement de son intuition de 1915, la grande rétrospective Georges de La tour de 1972 qui transformera ce revenant obscur en un des plus grands peintres de tous les temps et déplacera 350 000 visiteurs à l’Orangerie des Tuileries de Paris.

Hulton E.C., le musée de Rennes vers 1900 (détail).
Le Nouveau-né, à droite, était alors attribué à un des frères Le Nain.

Les trois tableaux de cette renaissance ont été parfois réunis. En 1934, pour l’exposition « les peintres de la réalité » au musée de l’Orangerie, en 2006 pour la reprise de la même exposition, et lors des deux grandes rétrospectives du peintre en 1972 à l’Orangerie et en 1997 au Grand palais, toujours à Paris mais jamais en Bretagne.
Aujourd’hui c’est chose faite, et jusqu’au 17 aout au Musée des beaux-arts de Rennes où ils illustrent ensemble une petite exposition attachante sur le thème de la redécouverte du peintre « Trois nuits pour une renaissance ».

Signalons qu’on trouvera quasiment l’intégrale des documents et articles citant La Tour dans un livre de poche très illustré, « Georges de La Tour, histoire d'une redécouverte », de Cuzin et Salmon, dans la collection Découvertes de Gallimard, édité en 1997 à l'occasion de la rétrospective.
Peut-être est-il encore disponible.

samedi 19 juillet 2014

Mitraillez !

C'est certain, le chômage redouble, les avions s'écrasent encore et encore, les centrales nucléaires fuient de partout. Mais on s'y fait, par peur de perdre quelque chose, car il faudrait tout détruire et tout reprendre à zéro.

Et pourtant la révolution est en marche. La nouvelle est tombée très discrètement le lundi 7 juillet 2014. Le gouvernement français faisait paraitre sur le site du ministère de la Culture une page frileusement audacieuse intitulée « Tous photographes ! La charte des bonnes pratiques dans les établissements patrimoniaux ». Il s'agit d'une charte de cinq articles applicable dans tous les musées et monuments nationaux.

Article 1. Le photographe doit désactiver le flash de son appareil. Qui ne le fait pas, au moins pour éviter les reflets désagréables ?
Article 2. Il n'abime pas ce qu'il photographie. Sans rire.
Article 3. L'article le plus important et néanmoins le plus sibyllin, ou le moins précis. Le visiteur peut partager ses photos comme il le désire, mais dans le cadre de la législation en vigueur. En bas de page, des liens renvoient vers les textes en vigueur. Rappelons, pour simplifier, que dans ces lieux publics, même la photo des œuvres encore protégées par des droits d'auteur ne peut pas être interdite, c'est leur utilisation en dehors d'un cercle privé qui l'est.
Article 4. Le photographe demande son accord avant de photographier le personnel comme sujet principal. Comme il le ferait pour tout autre personne.
Article 5. Il demande une autorisation spécifique s'il veut utiliser du matériel supplémentaire. L'article vise probablement les pieds photographiques, ou des éclairages complémentaires.

Il n'est écrit nulle part explicitement que le visiteur peut toujours photographier tout ce qu'il veut dans les musées et monuments du patrimoine, mais comme on précise ce qu'il ne doit pas faire, on supposera que tout le reste lui est permis, implicitement.
Et il y aura certainement des établissements récalcitrants qui useront d'arguties juridiques, car c'est par exemple un réel camouflet pour le baron du musée d'Orsay qui avait obtenu récemment le soutien d'un ministre congédié depuis de la Culture pour interdire toute photographie dans l'enceinte du musée.

Finalement elle n'a peut-être l'air de rien, ou d'une gélatine informe, mais si cette charte est appliquée et devient un droit, c'est une part d'arbitraire et d'abus de pouvoir qui échappera aux marchands de cartes postales et aux voleurs de souvenirs.

Alors mitraillez, mitraillez tout ! C'est désormais autorisé.


Si la photographie n'avait pas été permise dans le musée de Rennes, comment aurait-on appris la lâche agression du pape Jean-Paul 2 par une météorite non identifiée, durant sa visite de l'établissement ? (Maurizio Cattelan, La Nona Ora, sculpture 1999).

dimanche 6 juillet 2014

Coorte l'immobile

Coorte Adriaen, Nèfles au bord d'une table et papillon
(Collection particulière Hollande)

Adriaen S. Coorte était un peintre discret. On ne sait ni quand il est né, ni quand il est mort.
De 1683 à 1707 on trouve des traces de sa présence à Middleburg, ville côtière du sud-ouest hollandais, et un peu à Delft.

Vers 1950, Bol, un érudit qui le sortit de l'oubli, dénombrait 80 tableaux de sa main, généralement signés, parfois datés, peints sur papier et ensuite collés sur des petits panneaux de bois.

Alors que ses collègues de l'époque peignaient les natures mortes, métaphores des vanités de l'existence, à grand renfort de vaisselles luxueuses, de fleurs éclatantes et de restes de copieuses agapes, Adriaen Coorte n'a représenté, sur ces 80 petits tableaux, qu'un modeste et unique coin de table ou de cheminée, un rebord de pierre à peine éclairé de la gauche par un rayon de lumière.
Comme si, paralysé, il n'avait jamais vu du monde que les rayonnantes grappes de groseilles, les humbles nèfles, les asperges et les coquillages que quelqu'un déposait devant ses yeux, dans ce recoin de l'espace.

Y a-t-il vraiment autre chose à voir ?

Coorte Adriaen, Groseilles à maquereau sur un coin de table,
1701 (Cleveland Museum of Art)

Coorte Adriaen, Botte d'asperges et groseilles, détail
(Washington National Gallery of Art)