samedi 31 mai 2008

Goya et les presbytes

Tout a été dit sur Francisco de Goya, peintre et graveur. Mais on ne louera jamais assez sa contribution à la recherche sur la presbytie.
La presbytie (prononcer presse-bissie) est une dégénérescence naturelle de l'œil due au vieillissement. Comment la dépiste-t-on ? Tous les grands musées lancent assez régulièrement des campagnes de dépistage, dissimulées sous la forme d'anodines expositions consacrées à des gravures et dessins anciens.
Si, lors de la visite d'une de ces manifestations, vous entendez un surveillant zélé sévèrement sermonner un amateur honteux, il y a fort à parier qu'il vient de dépister un presbyte que le manque de lumière a contraint à aventurer son nez un peu trop près d'une gravure. Parfois, ce sera la sirène du système électronique de surveillance habilement dissimulé et spécialement entrainé à détecter les presbytes trop curieux qui se mettra à hurler dans le silence de la salle d'exposition. D'autres fois, vous remarquerez un amateur étourdi qui semble regarder le plafond avec attention. C'est un presbyte avisé qui, s'étant procuré les prothèses adéquates, sous la forme de lunettes adaptées à sa vue dans la partie basse du verre, donne l'impression qu'il regarde en l'air alors qu'il pointe son regard exactement en face de lui, horizontalement.
On l'aura
compris, le presbyte a besoin de lumière et découvre ainsi son handicap dans les situations faiblement éclairées. Contrairement à de nombreuses expositions de dépistage, celle que le Petit palais à Paris consacrait * récemment aux gravures de Goya était correctement agencée et éclairée. Elle était probablement consacrée aux presbyties légères, naissantes.

Nada, Ello dirá (Désastres de la guerre, gravure 69, détail).
Un corps en décomposition s'extirpe d'une tombe et écrit «Nada» (rien) sur une feuille. Gravure absente de l'exposition.

Dans une exposition de Goya, il y a toujours une gravure absente, celle justement qu'on avait envie de retrouver, et il est toujours frustrant de voir des séries incomplètes. Pourtant ici tous les aspects de sa vision des grotesques de l'humanité étaient représentés, sur plus de 200 gravures. On y découvrait même des raretés, comme cette empreinte digitale au coin d'une gravure délaissée (n.79 du catalogue), qui pourrait être celle de Goya et intéresser les fétichistes passionnés d'anthropomètrie. Les mêmes fétichistes peut-être, phrénologues avertis, qui auraient dit-on volé la tête de Goya dans sa tombe. En effet, lorsqu'il fut décidé en 1888 de transférer vers son pays natal le corps de Goya, alors enterré à Bordeaux depuis 60 ans, on ne déterra qu'un corps sans tête. Abandonné dans un dépositoire, le corps ne retourna en Espagne qu'après 10 années de débats. Cet épisode inspirera à Jean Veber, caricaturiste au journal Gil Blas, un hommage sublime et irrespectueux, présenté en fin d'exposition, comme une délivrance après ce parcours au milieu des folies et des cruautés humaines.

Veber jean, le retour de Goya dans sa patrie, 1899 (Lithographie, Paris petit palais). Il est conseillé à l'amateur d'archiver chez lui cette image. Faisant peut-être l'objet de droits de reproduction, elle peut être retirée à tout moment si un ayant droit se manifeste.

Ne serait-ce que pour cet éclat de rire final, allez le voir ! Ah oui, on me rappelle que l'exposition est terminée. Qu'importe. L'Internet regorge de reproductions des gravures de Goya, des séries complètes (chez Wikimedia) des caprices, des disparates, des désastres de la guerre, parfois de très bonne qualité. Certains sites considèrent même le presbyte avec humanité, comme Visipix, monumental dans son désordre encyclopédique et ses détails aux dimensions gargantuesques. Le presbyte y scrutera tranquillement les détails les plus affreux en sirotant un lait grenadine et n'ayant désormais plus à endurer l'humiliation des dépistages en public.

***
* Conforme à sa mission journalistique, Ce Glob Est Plat attend généralement qu'un événement soit passé, révolu, accompli, pour en parler. Le lecteur pourra moins facilement vérifier ses allégations et les contredire.

Aucun commentaire :