samedi 7 janvier 2012

HEY! ou l'art ironique

De loin ça ressemble, perçant l'obscurité, à un grand vaisseau fait de mécanismes compliqués, de tuyauteries, de poulies, d'échelles et de roues, d'une matière pierreuse, et d'où émergent, en gloire comme sur un monument aux morts (1), une statuaire de squelettes, de formes humaines et d'animaux chimériques. Puis en approchant le regard, la scène grouille de personnages minuscules, souvent difformes, mutilés, fondus, comme sur les panneaux peints par Jérôme Bosch, et qui arborent des poses héroïques dans cet immense pandémonium.
Kris Kuksi amasse les jouets minuscules et les personnages miniatures, généralement de plastique. Il les découpe, les déforme, les peint et les assemble. Comme il les récupère dans le commerce ou dans des greniers, on y trouve toutes les figures de nos mythologies modernes, des soldats de toutes les époques, des naïades, des moines, des cosmonautes, des papes, des déesses antiques, et encore des soldats. Et c'est ce qui fait de chaque sculpture une mise en scène infernale et méticuleuse des vanités humaines (2).

Plus loin, soigneusement empaquetées en boites vitrines, sont exposées des poupées Barbie un peu dévoyées, avec organes génitaux externes apparents. Celle-ci est vêtue de latex, celle-là urine dans sa boite. Carmen Gomez les a nommées Barbitch. Elles avoisinent les PsychoToys explicites et turgescents de Misha Good, que la rigueur morale de ce blog empêche de décrire.
Ailleurs, deux vitrines alignent une série de vingt petites porcelaines, gracieuses figures en robes de marquise, alanguies ou dansantes. De près, on remarque que chacune a essuyé un léger accident anatomique qui empourpre la céramique. Sur une des plus divertissantes, la figurine se rafraichit d'un souple mouvement d'éventail. La tranche de l'instrument est rouge et la gorge de la marquise béante comme un sourire sincère. Jessica Harrison appelle cette série «mise en pièces».

Mais l'exposition n'est pas réservée à la sculpture. On y présente nombre de graphistes et de peintres. Chris Mars et ses personnages entassés, burlesques, fossilisés vivants, peints d'une chair onctueuse et mordorée (3).
Turf One (Jean Labourdette), peut-être le plus iconoclaste, respectueux à l'excès de la technique méticuleuse, du style raffiné et de l'iconographie religieuse des peintres flamands du siècle de Van Eyck, mais qui remplace les personnages sacrés par des portraits caricaturaux et populaires, ou par des singes et des chiens. Un Van Eyck façon Louis-Ferdinand Céline ou Michel Audiard.

Et puis Erró l'islandais, et l'inénarrable, truculent, libidinal et libertaire Clovis Trouille, qu'on voit si rarement (4).

En tout, 64 créateurs singuliers, monomaniaques, qui pratiquent la transgression sans retenue. C'est à Paris, à Montmartre, dans la Halle saint Pierre. C'est organisé par les très éclectiques créateurs de la revue HEY!, luxueuse publication trimestrielle consacrée aux arts alternatifs, bruts, décalés, insolites
, marginaux, populaires ou underground (rayez les mentions inutiles).

Cascabel, de Vincent Glowinski, exposition HEY!
Musée de la Halle saint Pierre, Paris, 2011-2012

Vous hésitiez encore entre la lumineuse exposition consacrée par le musée Jacquemart à Fra Angelico et son temps (apothéose des Bisounours mais avec quelques décapitations tout de même), et la réalité contemporaine, sombre et fantasque de l'exposition HEY!. C'est inutile, il est déjà trop tard pour le radieux prêtre florentin, alors que l'exhibition HEY! ne ferme que le 4 mars 2012. Allez la voir tant que vous êtes encore vivants.
Après quoi vous aurez la sensation, errant dans le quartier de Montmartre, au milieu des rues étroites pullulant d'escrocs au bonneteau, de trafiquants divers, de commerçants moroses et de touristes ébahis, de poursuivre la visite de l'exposition. Vous pensiez sortir d'un monde imaginaire. C'était une représentation fidèle de la réalité.

***
(1) Il est possible que ce lien ne fonctionne pas sur certains systèmes. Dans ce cas copiez l'adresse du lien http://artboom.info/wp-content/uploads/2011/07/Kris-Kuksi-The-Art-of-The-Macabre-6.jpg et ouvrez-le dans un nouvel onglet.
(2) Le site de Kris Kuksi est sidérant. Près de 80 sculptures photographiées en vues d'ensemble et en détails. Prévoyez des heures de contemplation. N'oubliez pas de zoomer avec la molette de la souris.
(3) Chris Mars présente sur son site une grande partie de son œuvre. Sélectionnez Paintings, puis choisissez une année et naviguez.
(4) Sont exposés Mon enterrement, Mon tombeau, Le bateau ivre et Le Magicien.

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